Pierre jeta un coup d’œil à sa montre : il était plus d’une heure passée. La lune était belle et dorée comme une viennoiserie qui aurait fait saliver des gamins du mauvais côté de la vitrine. L’air frais de la nuit rentrait dans l’appartement par la fenêtre de la cuisine restée grande ouverte. Il n’avait pas faim. Il n’avait pas froid. Enfin, il avait réussi !
L’imprimante vomissait le dernier chapitre de son manuscrit, dans un gargouillis métallique à faire fuir les chats de gouttière du quartier ! Six-cent-soixante-six pages ! Il n’en revenait pas ! Pierre savait bien ce que ce roman valait, il ne se faisait pas d’illusion. L’intrigue était pauvre, les personnages n’avaient pour profondeur que leur mise en terre préméditée…Une sorte de roman policier…Du moins c’est ainsi qu’il le voyait !
Il avait mis un point d’honneur à terminer cette histoire, même si, au final, elle ne le mènerait nulle part !
Il ferma la fenêtre, sortit de la cuisine et se dirigea vers la petite armoire, au fond du salon, qui tenait lieu de bar. Il n’y avait pas grand-chose à l’intérieur : une bouteille de whisky aux trois-quarts vide, deux autres pleines, bien rangées derrière elle, et un verre à soda. Il saisit la première bouteille, la jaugea en fronçant les sourcils, versa son contenu dans le grand verre et se laissa tomber sur le fauteuil…
Il commença à boire. Il admirait béatement la rapidité avec laquelle le whisky descendait, car il ne lui restait déjà plus beaucoup d’espoir au fond de ce verre… Il l’effleurait avec nostalgie. Il lui rappelait celui dans lequel sa grand-mère servait le sirop d’orgeat, lorsque, enfant, il jouait au ballon avec ses camarades. Ils s’asseyaient sur les marches en pierre, à l’ombre du seul arbre du jardin, et buvaient à grandes lampées cette bénédiction sucrée qui électrisait la langue et reléguait les rancœurs du jeu aux souvenirs d’une belle partie entre copains.
Maintenant, il ne jouait plus à la balle. Ses genoux supportaient à peine l’épreuve des escaliers pour monter jusqu’à son appartement. Plus personne ne venait le voir…
Avant, dans son petit placard, il y avait des flûtes à champagne et un service à thé pour les soirées entre amis. Avant, il y avait des rires de femme aussi…
Il était curieux de savoir à quel moment il aurait enfin ce courage, quand il déciderait de faire le grand saut… Quel stade d’humiliation, de désaffectation de lui-même devait-il atteindre ? Il avait bien plus de résistance que ce que les gens pensaient…
« Bah, l’Enfer, c’est les autres », répéta t-il plusieurs fois et en avalant son quatrième verre, il envoya tout ça au diable ! Quand un coup de vent violent rouvrit la fenêtre de la cuisine…
En s’approchant pour la refermer, il vit un petit bonhomme rouge qui le fixait du regard !
« Faut vraiment que j’écoute le toubib et que j’arrête de picoler ! », dit-il à voix haute.
Son régime quotidien l’avait habitué à ce type d’hallucinations, mais cette rencontre fut pour le moins étonnante !
« – Bonsoir, Pierre ! »
L’intrus ne manquait pas de politesse, qualité qui n’était point partagée par son hôte involontaire.
« – Qu’est-ce que tu fous là ? Et comment tu connais mon nom ?
– Je suis le Malin. Je sais tout, c’est connu ! Je viens te proposer un marché !
– Le Malin ?
– Oui, le Malin ! Tu n’as jamais entendu parler de moi ?
– …
– Le Diable, Lucifer, Belzebuth, quoi ! »
Pierre éclata de rire !
« – Toi !? Si petit machin, le Malin ?
– Effectivement, on me le dit souvent ! Mais, cela a certains avantages !
– Ah…Lesquels ?!
– Cela me permet de passer inaperçu ! Je garde, disons…un effet de surprise !
– Je veux bien le croire ! Bon ! Tu m’as l’air sympa. On rigole bien tous les deux, mais tu comprends, je suis complètement bourré…Ce qui, pour autant que je sache explique ta présence ici! J’ai envie de me pieuter en rêvant au prochain godet que je vais me jeter ! »
Il claqua la vitre au nez du minuscule visiteur et risqua un coup d’œil…Machin était parti. Il alla dans sa chambre, et s’allongea au milieu des draps froissés. Son lit ressemblait à un champ de bataille, un champ où se livraient des luttes cruellement solitaires, un lit que l’on ne faisait plus…
Au bout de dix minutes, un besoin impérieux le força à se lever et, dans le couloir, il faillit écraser le lutin rouge !
« – Encore toi ?!
– Je t’ai dit : je viens te proposer un marché !
– Du genre ?
– Le genre de proposition que tu ne pourras pas refuser ! Une proposition qui peut changer toute une vie et plus encore !
– Le genre de proposition que je ne pourrais pas refuser ? C’est une réplique célèbre du film « Le Parrain », tu connais ?
– Plutôt oui ! Je lis beaucoup et je suis cinéphile à mes heures, qui sont de moins en moins perdues et que je ne compte plus, par ailleurs. J’ai une nette préférence pour les films drôles…Les histoires comiques…Je le confesse, j’ai une sainte horreur de la violence !
– Cela doit être difficile avec ton boulot…
– Tu ne crois pas si bien dire ! Avec toute cette pression…J’ai songé partir, un jour…Je n’en pouvais plus…Le burn-out, tu vois…Mais le monde a besoin de moi, c’est indéniable…Comment l’imaginer en mon absence, alors que pendant tous ces siècles, j’ai su me rendre indispensable…Il y a les bons et les mauvais côtés dont je dois m’accommoder…Et tu me vois mettre une petite annonce dans le journal pour mon remplacement ? C’est ma croix, tu comprends…
– Bon, écoute, Machin !
– Appelle-moi par mon prénom !
– Et comment dois-je t’appeler ? A ma connaissance, tu es celui qui est le plus nommé dans sa catégorie. Il y en a dont on n’ose à peine prononcer le nom, alors que pour toi, on ne sait lequel choisir !
– Appelle-moi César. »
Pierre applaudit.
« – César ! Très bien, César, écoute-moi ! Retourne d’où tu viens ! Ce soir, ça ne le fait pas ! Je sais pas, moi, reviens demain ? Hein !? Demain matin ! On s’boit un canon à la fraîche ! Pas trop tôt, vers 11h00 !»
Il essaya de regagner sa chambre.
« – Je peux faire de toi un homme riche et célèbre ! »
Pierre s’arrêta net !
« – Tu m’as pris pour une starlette !? Et en échange de quoi ? Sérieusement ? Et puis, excuse-moi d’être franc, mais j’me sens pas très fier, à cet instant précis ! J’suis tellement raté que c’est un gnome qui vient négocier mon âme !
– Je t’offre le talent, le succès et la sobriété!
– Attends, ce serait pas mieux la prospérité en troisième ?
– Si tu veux, mais il faut bien commencer par quelque chose, non ? Je te promets ceci : aucun éditeur, aucun chroniqueur, aucun style ne te résistera.
– J’suis pas dans le meilleur état pour prendre une décision importante…
– Talent, Succès et Prospérité.
– J’ sais pas trop, tu m’prends de court…
– Talent, Succès et Prospérité.
– Et comment tu la récupères mon âme ? Je te signe un papier et tu me zigouilles dès que je sors de chez moi, c’est ça ? »
Ce fut au tour du lutin d’éclater de rire !
« – Un papier ! Quel papier ? Pourquoi ne pas le graver dans du marbre tant qu’on y est ! Ces paperasseries, ces contraintes matérielles, ce n’est bon que pour vous autres mortels, prompts à oublier les promesses faites la veille pour peu que l’omission vous arrange ! Entre personnes de bonne compagnie, ce n’est pas nécessaire…Cela reste entre toi et moi, rien qu’entre toi et moi…La parole sincère, sans intention bonne ni mauvaise, suffit…Et s’agissant des modalités de l’extraction, elle ne s’exerce qu’après mort naturelle ou accidentelle mais attention, il y a tout de même une réserve, le suicide est inclus !
– Mort naturelle…
– Exactement ! Je ne toucherai pas à un seul de tes cheveux ! »
Pierre passa instinctivement la main sur sa tête.
– La sobriété, ce serait pas mal, alors ?
– C’est à toi de voir ! Il ne faut pas non plus changer les habitudes trop brutalement…
– Et une fois que tu as mon âme, qu’est-ce qu’il lui arrive !
– Pas de salut ! Tu resteras près de moi jusqu’à la fin des temps…
– Près de toi jusqu’à la fin des temps…C’est pas rien, tout de même !
– Je ne vais pas te mentir, ce n’est pas mon genre ! Je suis pressé ! J’ai, comme vous dites, quelque chose sur le feu. Est-ce vraiment utile de faire un résumé de ta situation ? Soit, si tu y tiens ! Regarde-toi ! Tu n’es rien ! Des amis ? Non ! Des femmes ? Même pas une ! Au bureau ? Tout le monde se fout de toi et dans dix-huit mois tout au plus, tu craches ton foie !
– C’est sûr que vu comme ça…dix-huit mois ?
-Je t’assure…J’ai consulté le registre avant de venir ! C’est pour ça que je suis devant toi…dix-huit mois, c’est vache, je trouve !
-Tu es venu pour me sauver la vie…
– Et garde en mémoire que même si aujourd’hui tu poursuis ton existence minable, rapide certes mais minable, peut-être me rejoindras-tu malgré tout…
-Comment ça ?
-Quelles bonnes actions, quels dons as-tu fait ici bas pour te garantir une place là-haut ?
-…
– Donc, hésite…Je t’en prierai presque, parce que si tu refuses mon offre, dans peu de temps, tu seras à moi…Gratuitement…
– Mais y a pas un endroit là, entre les deux?!
– Le purgatoire !? Tu plaisantes ! Ils sont débordés ! Aucun dossier à jour ! Alors dès qu’ils peuvent m’en envoyer un…Et puis, on s’entend bien toi et moi ! Je t’offrirai une place de choix !
-Talent, Succès et Prospérité…
-Voilà ! Mort naturelle ou accidentelle garantie !
-Sobriété ?
-Et sobriété ! Parce que c’est toi et qu’il faut vraiment que j’y aille !
– C’est fait !
– Marché conclu !»
Dans un souffle, les murs du couloir s’enflammèrent. Un être géant aux yeux injectés de sang se dressa en vociférant « Amuse toi bien et je viendrai te chercher ! ». D’un coup il disparut !
©Emilie BERD 12/05/2016
Ta version personnelle de ce faust un peu paumé commence très fort…
Vivement le deuxième épisode.
¸¸.•*¨*• ☆
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Merci Celestine!
J’espère que les suites te plairont.
Bisous
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je n’ai aucun doute là-dessus , ma luciole !
¸¸.•*¨*• ☆
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Je reviens lire plus tard (enfin relire…) Bisous.
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Ah ben oui, tu es repassé. Je viens de voir…Je n’avais pas trop modifié cette partie…
Bisous
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Hé hé, je le relis avec plaisir. J’y trouve de l’humour noir que je n’avais pas forcément repéré la première fois.
Tu as coupé au bon endroit…suspens.
Tu crois que des écrivains ratés seraient prêts à donner leur âme au diable pour réussir, être riches et connus ?? Les politiciens oui, c’est certain mais quand même les écrivains.
César, ça fait pas trop diable je trouve, ça fait plus Marcel Pagnol, pétanque et pastis…
Bisous.
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Ben écoute. En ce moment, personnellement… 😂
En plus, je viens de finir L’Angoisse de La Page Folle d’Allix de Saint André, on peut être prêt à tout pour liquider l’angoisse de la page blanche.😄 Au delà du rapport avec les empereurs romains sanguinaires et l’envie de le faire paraître inoffensif, César, c’est une référence à la récompense cinématographique. Il y a deux/trois références (sans prétention) au ciné en général dans cette partie.
Paraitrait que c’est trop dense (dixit mon cher et tendre)…mais en attendant je m’amuse!
Bisous
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Je fus cinéphile à une époque; là j’ai pas tout remarqué je dois dire…Pour l’histoire, hum hum, je suis inculte ! mais bon pourquoi pas César pour un diable…. 😀
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Disons que c’est un choix étrange…Pas des références à des films…Mais cela m’a plu que la personne la plus « nommée (ou nominée) dans sa « catégorie » s’appelle César. D’autant que cette révélation déclenche les applaudissements de Pierre (qui ne veut pas se laisser prendre au piège de la célébrité comme une starlette) Bref, j’arrête là. Comme je dis, si j’explique c’est que ce n’est pas passé😉 Mais bon je m’éclate en l’écrivant quand même!
Bisous
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Hé mais j’avais raté ton grand retour (WP et ses blagues…) ; j’aime beaucoup ce début…. la suite, vite !!
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Hi hi! Mercii!
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Très bon début ,
Ce qu’il y a de bien de venir en retard est que la suite est déjà dispo 🙂 j’y file
Il y avait un thème à ce concours de nouvelles ?
Bisesss Émilie 🙂
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Merci Val! C’était theme libre!
Bisous
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